Le voyage en Alsace
Ma vision de ce voyage est assez floue. Je devais avoir 5 ans, peut-être 6. Parfois, on a besoin de remonter à ses sources et ce fut cette année là pour mon père. Il avait décidé de nous faire connaître non seulement la petite France, mais aussi ce petit coin de France, l’Alsace où il avait vécu de si belles années juste avant la guerre. Il en avait de merveilleux souvenirs et quand il en parlait, c’était toujours avec beaucoup de bonheur.
C’est sa sœur aînée qui l’avait entraîné loin de ses racines argonnaises. Fraîchement mariée avec un militaire souvent absent, elle s’ennuyait ferme dans la grande ville de Strasbourg. Alors, elle avait glissé dans le creux de l’oreille de ma grand-mère qu’il serait bien pour tout le monde que mon père aille à l’école supérieure et ait un métier. L’agriculture ne payait pas tant que ça et puis de toute façon, ils étaient nombreux à la ferme et les terres ne suffiraient pas à tous, d’ailleurs cet enfant était un rêveur, il n’avait pas l’âme d’un paysan. Ma grand-mère était ravie à l’idée de voir son rejeton avoir enfin un vrai métier et mon père était enchanté à l’idée d’échapper à l’autorité qu’il jugeait excessive de mon grand-père. Adieu, veaux, vaches, cochons…. il allait enfin pouvoir découvrir le vaste monde. La ville, c’est quand même plus marrant que les travaux de la ferme. Et, comme ça arrangeait tout le monde, l’affaire fut entendue.
Outre l’apprentissage d’un métier, celui d’ajusteur dans la maison Holweg spécialisée alors dans la confection et l’impression de sacs en cellophane (1) et qui disparaîtra avec la guerre,
mon père découvrit à Strasbourg d’autres horizons jusqu’alors inaccessibles dans sa campagne : des ballades extraordinaires, la vie et les sorties en bande, les excursions en canoë, l’apprentissage de la musique et notamment de l’accordéon diatonique.
c’est ce même accordéon qui rythmera tous les instants importants de notre vie. Les institutions religieuses avaient à cette époque là une part importante dans la vie des jeunes et c’est grâce à elle que cet eden fut mis à portée de mon père : Il ne faut pas croire ce qu’on vous dit, ce n’était pas tous de vilains jojos pédophiles, non parmi eux, il y avait aussi des hommes extraordinaires et c’est ce que me répétait souvent mon mère.
Une nouvelle fois, la vilaine guerre qui se profilait à l’horizon obligea mon père à quitter ce petit coin de paradis sinon de son aveu même, il serait resté là bas. Notez bien que sans cela nous ne nous serions pas connus, il n’aurait pas rencontré ma mère et je ne serais sûrement pas là entrain de divaguer avec vous.
A cette époque nous avions une vieille voiture, une Salmson qu’un oncle généreux nous avait vendue à un prix abordable pour une famille de notre milieu. C’était une voiture de luxe, unique, achetée au grand salon automobile de Paris. Elle était moderne : une boîte de vitesse semi-automatique, 4 vitesses arrière, 4 vitesses avant, pas besoin de débrayer. Ca fait rêver non ! Bien évidemment, elle était la fierté de notre famille. Pensez donc, une Salmson dans un petit village reculé d’Argonne, c’est comme une Ferrari dans mon petit village du Nord : ça se remarque.
Le voyage risquait d’être onéreux et notre famille, malgré sa luxueuse voiture était loin de rouler sur l’or : quelques aménagements s’imposaient. La voiture consommait énormément et l’essence coûtait cher. Mon père entreprit donc de la modifier pour lui permettre de rouler au gas-oil beaucoup plus économique. C’est ainsi que la Salmson devint une voiture bi-carburant, et comme elle était bi-carburant, forcément elle était aussi bi-carburateur et bi-réservoir : vous me suivez ? L’essence était stockée dans un jerrican hébergé dans le coffre de la voiture. Elle était essentielle au démarrage de la voiture. Dans un premier temps, une pompe à vélo assurait l’arrivée au moteur nous obligeant ainsi à nous arrêter toutes les dix minutes pour pomper jusqu’à ce que le moteur soit chaud. Très vite ce procédé archaïque et fastidieux fut remplacé par une pompe électrique. La voiture chaude, c’est le gas-oil stocké dans le réservoir normal qui prenait la relève grâce à un prodigieux système de bascule assurée par une non moins ingénieuse manette. Dans les descentes, nous coupions le moteur afin d’économiser l’énergie et en plaine, nous collions les véhicules lourds afin d’éviter la pression du vent. Je ne vous dis pas la tête du pompiste lorsque nous allions nous ravitailler en carburant !
Le véhicule ne nous servait pas qu’à rouler. On y dormait aussi. La nuit venue, un dispositif permettait de transformer les sièges en banquette. Nous étions six : les parents et la fratrie complète soit deux filles et deux garçons. C’était un peu étroit pour dormir alors la nuit, pour la bonne cause nous nous séparions et comme on était encore à une époque où il y avait de bonnes mœurs, les garçons dormaient dans la voiture et les filles cherchaient de petits hôtels ou squattaient les institutions religieuses. C’est ainsi que j’eus l’honneur de passer une nuit accueillie par les sœurs du Mont St Odile. Elle est pas belle la vie !
Et puis il fallait manger aussi. Mon père avait remplacé l’oxygène d’une bouteille de soudeur par du gaz. Ne me demandez pas comment, je sais seulement que c’était très compliqué. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il avait devancé, avant l’heure, la petite bouteille bleue de la firme camping-gaz.
Je récapitule : voiture bi-carburant, économie d’énergie, camping car aménagé, butagaz : n’étions nous pas en avance de quelques années ?
Cette histoire aurait pu se terminer mal. Après avoir vu différentes villes dont Ribeauvillé, Riquewihr, le Mont St Odile…. En montant vers le Haut Koenigsburg la voiture eut un violent coup de chaud. Lorsque mon père voulut vérifier le niveau du radiateur, un magnifique Jeyser en jaillit. Depuis, nous savons que c’est un geste à ne pas faire. Fort heureusement, il put éviter ce jet ravageur mais le peu d’eau restant disparut. Croyez moi à cette époque au Haut Koenigsburg, l’eau était rare. Un généreux guide face à notre désarroi réussit à nous en procurer un broc. Nous étions là pour visiter le château, nous le visitâmes. Evidemment, la voiture refusa de repartir.
Les dieux étaient avec nous. Nous étions fort heureusement en haut d’une longue pente. Fidèle à son esprit pratique, mon père plaça la voiture en haut de la côte et, moteur éteint, le véhicule dévala lentement la descente pour s’arrêter quelques kilomètres plus loin juste devant un garage à l’entrée de Sélestat. La vie vous fait parfois de jolis clins d’œil. Le garagiste changea le joint de culasse mais certainement déphasé par l’étrange moteur de l’engin le monta à l’envers. Nous pûmes rentrer sains et sauf mais un peu plus tôt et un peu moins riches que ce qu’on espérait. La réparation coûta la fin du voyage… Cependant avant de repartir, nous visitâmes encore Strasbourg.
Nous dûmes cependant renoncer à voir la forêt noire. Nous pensions passer la dernière nuit dans le cinéma permanent que mon père avait connu avant la guerre, hélas : celui-ci n’existait plus. De plus, les hôtels bons marchés étaient bondés à cause d’un festival international. Nous passâmes donc la dernière nuit tous ensemble blottis les uns contre les autres et solidaires dans le véhicule.
A notre retour mon père remis le joint de culasse à l’endroit, le moteur en l’état initial. La voiture roula encore de nombreuses années mais l’idée du gasoil fut abandonnée. La voiture qui serait aujourd’hui une belle voiture de collection termina sa vie à la lisière d’une forêt entre les champignons et les pommes sans sa boîte de vitesse. Ce fut un brocanteur de passage qui racheta à mon père cette dernière pièce.…. Elle méritait bien un peu de repos non….
Quelques années plus tard, nous repartîmes en Alsace dans des conditions beaucoup plus normales pour terminer le voyage prématurément interrompu.
Aujourd’hui, Les souvenirs que j’ai de ce voyage sont assez fuyants mais je sais que depuis j’ai une vision bien à moi de cette contrée : certes, je n’aime toujours pas la choucroute bien qu’on ait constamment essayé de m’en faire manger mais les cigognes ont pour moi quelque chose de magique, les maisons à colombages me fascinent, et aujourd’hui encore, le tic-tac et le carillon de la fabuleuse horloge astronomique de la grande cathédrale de Strasbourg résonnent dans ma tête. Si bien qu’à notre tour, il y a quelques années de cela avec ma fille, nous refîmes un peu comme on fait un pèlerinage, une troisième fois ce voyage. J’ai revu et toujours avec le même plaisir la grande horloge. Elle ne me laisse pas indifférente et je me plais à penser qu’elle a un peu de magie. Quand on est enfant, ce genre de souvenirs vous marque à jamais….
De tout ça, j’ai gardé le goût des voyages bohèmes et la volonté de réaliser certains de mes rêves. Moi-même quelques années plus tard j’entrepris des voyages dans des conditions à peu près similaires à ce que j’avais vécu….
Allez, bientôt une recette alsacienne…
NB : Merci à ma famille et notamment à mon frère de m’avoir prêté leurs souvenir pour réaliser cet article. Sans eux, je crois que ça n’aurait pas été possible.
Pour les curieux, je suis sur une des photos, c’est facile à deviner. Non, non, je n’ai pas beaucoup changé du tout….
(1) Après quelques recherches sur Internet, j’ai constaté que la maison Holweg s’est recréé en 1993 et réside toujours en Alsace à Molsheim.
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